Ignoble et stupide douleur.
Presque toujours dans la démesure, la douleur prétend nous informer d’un risque, peut-être d’un d’un péril mortel.
C’est pour notre bien, dit-elle par la voix de ses doctes défenseurs, qu’elle s’acharne et nous épuise. Mais que vaut le signal de la douleur pour un tout petit qui ne sait encore que hurler, puis pleurer, et encore gémir jusqu’à la prostration muette? On me répondra que cet avertissement, cet appel à agir s’adresse aux adultes de l’entourage, aux parents d’abord.
Mais s’ils sont impuissants contre cette douleur venue on ne sait d’où? Ce serait alors comme une sanction contre leur incapacité? Une sorte de jugement assorti de sa peine sur un tout petit pris en otage?
Un peu de mesure, de raison serait bienvenu. La douleur n’est pas toujours une fulgurance insupportable au relief tout de suite vertigineux au point de faire tomber en syncope. C’est souvent comme une onde qui a des allures de colline : Cela s’annonce, commence doucement, monte peu à peu en puissance. Mais ça reste raisonnable, et décline progressivement vers les plaines du bien-être. Jusqu’à la prochaine onde. La prochaine colline à gravir, à endurer, n’est pas loin. Et elle est chaque fois plus affirmée.
Comme si on n’avait pas compris, ça reprend de plus belle. On va avoir droit aux excès de l’ère tertiaire, tout le plissement alpin des sommets et des pics vertigineux de cette Chaîne des Douleurs. Et le malheureux Sisyphe ahane et gémit. Et les prêtres et docteurs hochent la tête devant une telle puissance qui les humilie… et les sert tout à la fois.
Mais alors quel sens donner à la douleur? Sanction? Rachat? Épreuve gratuite?
Peut-être est-ce pour nous donner un avant-goût de ce que pourrait être un au-delà paradisiaque? Un ailleurs où toute souffrance serait abolie?
Après une longue vie de plus en plus douloureuse, physiquement et moralement, on se prend forcément à rêver d’un évanouissement de la souffrance. Même s’il faut en perdre conscience. Et peut-être ne pas se réveiller, ne pas revenir à soi et aux autres, à la vie. Pourquoi survivre dans ces conditions? Pour risquer à nouveau de semblables épreuves?
Il faut beaucoup de force pour endure, stoïque, ces assauts stupides, comme d’une mer infatigable de plus en plus déchaînée.
Peut-être pour mériter ce Paradis des chrétiens, ce nirvāṇa des bouddhistes qui n’est pas le concept freudien de « nirvana » (« Le principe de nirvana est un concept psychanalytique de la tendance au néant, ce qui ne correspond pas au terme nirvāṇa bouddhiste, mais plutôt à vibhavatṛṣna qui est la soif de non-existence. »). Le nirvana freudien serait un désir d’en avoir finir avec le passé de la vie terrestre davantage qu’une aspiration à un au-delà et à une vie meilleure parce qu’en particulier exempte de souffrance.
C’est alors qu’on peut penser à Freud, qui avait fui à Londres le cancer du nazisme et y terminait sa vie, rongé par un autre abominable cancer, de la mâchoire. Un cancer qui creusait chaque jour plus profond à mesure que son médecin et les chirurgiens tentaient de vains curetages. Freud resté toujours parfaitement lucide et d’une admirable dignité :
http://agora.qc.ca/thematiques/mort.nsf/Documents/Sigmund_Freud (§ 3 et 4)
« Le cheminement de Freud vers la mort a été plus complexe, car il avait conclu avec son médecin une entente au sujet du contrôle de la douleur lorsqu’il serait rendu en phase terminale. Les dernières années de Freud ont été douloureuses, non seulement parce qu’il a dû quitter son pays natal et émigrer en Angleterre à cause du nazisme, mais surtout parce qu’il souffrait d’un cancer de la bouche. Par contre, son souci obsessionnel de fixer la date de sa propre mort, en s’appuyant sur les savants calculs de son ami Wilhelm Fliess, a disparu progressivement pour faire place à une acceptation de la loi inexorable de l’Ananké, de la nécessité de mourir. Il se rappelle le vieil adage: «Si tu veux la paix, prépare la guerre» en l’adaptant: «Si tu veux la vie, sois prêt à consentir à la mort», car il considère la mort comme une nécessité interne de toute vie, malgré toutes les spéculations qu’il a pu faire sur l’hypothèse de l’immortalité de la vie à partir de ses expérimentations cliniques.
Nous devons à Max Schur, son médecin personnel, le récit des dernières heures de la vie de son patient. Le 21 septembre, tandis qu’il était au chevet de Freud, celui-ci lui prit la main en disant: «Mon cher Schur, vous vous souvenez de notre première conversation. Vous m’avez promis alors de ne pas m’abandonner lorsque mon temps sera venu. Maintenant ce n’est plus qu’une torture et cela n’a plus de sens.» Le médecin lui fit signe qu’il n’avait pas oublié sa promesse. Soulagé, Freud soupira et lui dit: «Je vous remercie.» Selon le désir exprimé par Freud, Schur mit Anna, sa fille, «sa favorite, sa confidente et enfin son infirmière» (J.-P. B., «Freud», Le Point, n°4, p.53) au courant de leur conversation. Lorsque la douleur redevint insupportable, il lui fit une injection sous-cutanée de deux centigrammes de morphine. L’expression de souffrance disparut du visage du mourant. Le médecin répéta la dose environ douze heures plus tard. Freud entra dans le coma et ne se réveilla plus. Il mourut le 23 septembre 1939 à trois heures du matin »
(M. Schur, La mort dans la vie de Freud, Paris, Gallimard, 1975). »
Le soulagement ne vaut en contrepoint que par la douleur qu’il fait cesser.
Peut-on concevoir un paradis? un bien-être permanent, uniforme, sans le moindre relief de souffrance? Ni même donc de peur de souffrir? Sans désir ni haine?
Sans souvenir marquant, ni en mal (douleur), ni en mieux (soulagement). Sans temps, – ni présent, ni passé, ni avenir. Sans compter l’immense promiscuité dans un monde d’indifférence mutuelle – L’ intérêt pour les autres ce serait le retour à un enfer (selon Sartre), donc à une souffrance prometteuse de lendemains meilleurs…
Je me souviens de mon beau-père qui souffrait le martyre pour un méchant zona qui lui vrillait l’œil : « L’ophtalmo m’a mis une goutte, une seule, dans l’œil, et la douleur s’est instantanément évanouie ! Je l’aurais embrassé ! »
Les grands torturés par la maladie et qui ont la chance de bénéficier d’une pompe à morphine doivent vivre de cette manière le soudain répit que procure son branchement. Et il faut espérer que la mort qui sonne la fin des hostilités procure aux mourants cette certitude heureuse du retour à la paix.
Il faut la grandeur d’âme d’un Sigmund Freud, la conscience d’une vie bien remplie, l’exigence de dignité qu’impose l’idée qu’on se fait de l’homme, pour endurer avec sa seule personnalité une si rude fin de parcours vers le néant.
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