Passeur : passion plus que métier

Passeur, passion: une idée de mouvement

Le passeur « transporte », « exporte » ses savoirs, ses compétences
Il en est le détenteur : ses savoirs, sa culture, ses sensibilités, ses facultés d’appréciation, tout cela est en lui.
Il faut vouloir transmettre, mais cette seule volonté, l’intention ne suffisent pas.

La passion doit « transporter », enthousiasmer, le [bon] passeur
Le passeur (de métier, de savoir-faire, de culture) ne peut pas rester froid, simple technicien.
C’est toujours un peu de lui-même, le meilleur qu’il essaie de transmettre, par son métier, par son choix d’élèves, de « disciples », qu’il estime dignes, capables de mettre en œuvre les compétences transmises, de faire apprécier, pour les faire siennes ensuite les passions, les « valeurs » du maître.

Cette transmission  implique donc une « mobilisation générale »  : mouvement de l’esprit, mais aussi mouvement du cœur. Tout sauf l’indifférence, la froideur.

Car ces échanges génèrent une attraction, un attachement réciproques :
L’élève, le jeune, l’apprenti, aiment, estiment ce médiateur qui les initie.

Le médiateur aime le disciple qui réussit, qui intègre bien ce qu’il lui passe, car c’est un peu sa façon de survivre, de faire vivre ce à quoi il croit.

Celui qui enseigne se projette et se reconnaît dans le disciple bien formé.
Son rêve se réalise: avoir formé de futurs formateurs possibles. Car cet héritage, ce don d’une culture, de savoir faire, l’héritier, le nouveau détenteur ne pourra faire autrement que de les transmettre à son tour à ses enfants, à son entourage par le témoignage même de sa vie de tous les jours.

Transmettre et recevoir à son insu.
Il est impossible de ne pas transmettre. On transmet malgré soi. On est toujours « contagieux », « magnétique » (voir « les bons aimants »).
On laisse toujours échapper des bribes de soi, transparaître le tissu de son moi.
Ce qu’on a reçu des autres, le bon comme le mauvais, tout cet héritage a peu à peu tissé la trame (sa solidité) et l’interface (l’originalité, le charme social) de notre personnalité.

Il est encore plus difficile d’échapper à la transmission, à cette [bonne] « maladie » de la culture, aux virus des envies et des besoins de « savoir aussi », de « savoir faire comme ».

Il est possible, mais très difficile d’échapper à la prégnance d’une culture, d’une éducation dirigiste, programmée avec des intentions, des arrière-pensées.

Il faut savoir flairer, s’indigner, dénoncer :

C’est alors une formation au second degré, un nouvel apprentissage quand on est déjà formé et cultivé. C’est un luxe: la formation à la liberté de pensée, au libre arbitre.
On a reçu de ses propres formateurs les outils de la clairvoyance de l’esprit et du cœur.
il faut alors quand on est l’heureux héritier d’un si précieux bagage savoir à son tour le promouvoir, le défendre s’il est contesté, menacé.

S’indigner ne suffit pas comme le précise fort bien Stéphane Hessel
Il faut aussi, si nécessaire savoir se faire le soldat de ces causes qui sont universellement reconnues.
Il faut savoir se faire guerrier quand la séduction, la démonstration, l’exemplarité  empêchées ne suffisent pas, quand les bons aimants sont démagnétisés, débranchés, confisqués par des aimants nocifs aux ondes corruptrices.

Le passeur sait être inégalitaire: La même transmission pour tous et c’est la certitude d’une inégalité accrue.
Tous entreront en sixième, tout le monde peut tenter de sauter 1m50 : les mêmes « barres » pour tous et toutes. « Allez! allez! et que ça saute! » Et on appelle cela de la non discrimination, on prétend ainsi donner une chance à tous !…
Le même « traitement » pour tous installe très vite la mésestime de soi et l’échec, fait de résignations et de renoncements.
L’échec est un juge sans pitié qui condamne souvent à perpétuité :
Leur vie durant, les petits échaudés de l’échec sont devenus comme allergiques aux apprentissages.

C’est dans les tout débuts de la vie que ce « passage » – comme la croissance – est le plus intense.
Ce n’est plus une transmission délibérée, intentionnelle : c’est une véritable osmose. Le bébé et le tout petit sont malgré eux dans un bain culturel, et les parents et l’entourage immédiat ne peuvent souvent guère changer les « sels » du bain culturel dans lequel ils plongent leur enfant.
Le bébé, le tout petit « boivent » par tous leurs pores les styles des vies qui les entourent en permanence, qui les baignent et les pénètrent de toutes part.

On peut dire qu’il y a comme une « mémoire de l’eau » de ces bains culturels.
On n’échappe pas à ce qui vous imprègne de toutes parts.
Côté passeur, on ne peut retenir ces « injections » permanentes, cette pression forte et douce à la fois qui émane de soi, qui baigne de toutes parts et qui imprègne et pénètre.

On a donc une énorme responsabilité quand on est parent, formateur, responsable de tout jeunes enfants.

La responsabilité est encore plus grande quand on est responsable social, politique, qu’on détient un pouvoir de choix et de transmission ou de rétention de la « culture ».

Le laisser faire est criminel. Il prépare les futures inadaptations, les futures dépendances et dominations.

Car les puissants, les « riches » savent. Ils connaissent ces « lois » des bons passages.
Ils savent l’importance du « climat » dans lequel se fait la relation formatrice.

Les pauvres, les miséreux sont comme des animaux.
Ils sont obligés de vivre dans un état de vigilance permanente, de parer à chaque instant au plus pressé. Ils sont en état d’insécurité affective, le corps aux aguets, l’esprit préoccupé par d’incessantes inquiétudes qui harcèlent et tourmentent : ces mille petites choses de l’instant d’après, du lendemain pour eux imprévisible : le gîte, la nourriture, le travail, le plaisir, aimer, être aimé…, tous ces ingrédients d’une vie acceptable.
La culture est un magnétisme, et cette énergie, ce « courant » ne passent pas dans des atmosphères polluées par l’insécurité et les urgences.

L’école pourrait être un lieu de quiétude, une plage tranquille dans le temps mauvais.
Mais le « climat » s’est si considérablement dégradé en quelques décennies que l’école elle-même, l’atelier, l’entreprise…, ont été envahis par les tensions et les soucis du dehors.
À l’école aussi, il y a maintenant des dangers, des insécurités, des angoisses. Il faut être fort pour capter les messages, mais aussi pour les envoyer : Combien de ces professeurs, de ces passeurs se désespèrent de constater leur inefficience de maintenant avec des élèves pour qui il faudrait de longues plages tranquilles pour apprendre à s’intéresser à ce que montre le doigt qui sait, plutôt qu’au doigt lui-même, aux idées plutôt qu’aux incidents, aux permanences plutôt qu’aux aléas.
Le libéralisme si mal nommé, qui n’a de liberté que celle de la jungle où règne le plus fort, génère ces climats pourris de tensions et de violences. Les passeurs à la mode n’ont plus à passer – à leurs comparses – que des trucs, des astuces, des combines pour mieux manger l’autre et ne pas être mangé.
Pauvres enseignants rêveurs, doux utopistes qui croient encore en ces valeurs humanistes qui les ont façonnés, quelle révolte faudrait-il en chacun et ensemble pour que nos sociétés se ressaisissent, pour que nous ne soyons pas un jour paumés, déboussolés, comme « un singe en hiver », ou bien désemparés comme ces tristes macaques transis du Nord du Japon qui grelottent dans l’impensable paradis des sources volcaniques au milieu d’une nature hostile ?

Image empruntée à http://educ.csmv.qc.ca/mgrparent/vieanimale/mam/macaque/macaque.htm


Mais peut-être notre « sagesse » – notre confort – serait-ce, à l’exemple de ces trois autres singes, de ne rien entendre, de ne rien voir, de ne rien dire de ce qui pourrait indigner ?

Cela pourrait être une allégorie du bon citoyen idéal, bien anesthésié, bien insensible, une représentation de l’autisme individuel refuge pour survivre dans une société devenue folle, une société de sourds-muets, aveugles de surcroît.

Sculpture de Hidari Jingoro au sanctuaire Tōshōgū à Nikkō (Japon)
Image empruntée à Wikipedia (http://fr.wikipedia.org/wiki/Singes_de_la_sagesse)

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