Stupeurs et tremblement

« Stupeur et tremblements« , en titre d’un roman d’Amélie Nothomb. Rien à voir avec les catastrophes naturelles que subissent actuellement les Japonais. Jusqu’en 1947, en présence de l’Empereur, considéré comme un dieu vivant, le protocole imposait qu’on lui témoigne sa révérence « avec stupeur et tremblements ».

Stupeurs et tremblement, en titre de cet article. Vous remarquez comme une migration du s, qui est passé d’un terme à l’autre :
Un seul tremblement (de terre), même s’il y a comme toujours une multitude de répliques – plus de 200 nous dit-on, ce lundi matin;
– et des stupeurs multiples.
Ces changements me semblent mieux rendre compte des réalités :

Une stupeur immédiate, évidente, des victimes, des témoins, qui assistent, impuissants, sidérés, pétrifiés, stupéfaits et comme stupides, au déchaînement des forces de puissances colossales. Cette puissance paralysante qu’ils ne peuvent ni comprendre, ni admettre, et qui fait perdre jusqu’aux réflexes salvateurs.
Cette stupeur, les malheureux Japonais vont la subir, pour beaucoup à trois reprises, s’ils survivent aux premières catastrophes :

– au moment des terribles premières et interminables secousses du tremblement de terre initial pour un très grand nombre d’entre eux;

– à la vue de la vague monstrueuse – plus de 20 mètres – qui, dans le Nord-Est, les a emportés, dans la rue, dans leur voiture, dans leur maison (sur son toit, pendant 48 heures pour un des rares rescapés de ce chamboulement…);

– à la vue et à l’annonce des très probables explosions puis fusions des réacteurs des centrales nucléaires submergées.

Une autre stupeur, qui a précédé, autrement plus grave et dangereuse pour les futures victimes, une stupeur intellectuelle, qui a semblé frapper d’inertie stupide, d’indécision, de perte de toute clairvoyance et du moindre bon sens, des décideurs qui savent qu’ils seront, quoi qu’il arrive, toujours bien à l’abri,
Cette stupeur face aux priorités dans les choix énergétiques les a, depuis bien longtemps, comme figés, bloqués sur le merveilleux « tout nucléaire » (99% de la recherche pour le seul atome dans le domaine énergétique) qui allait assurer, promis, juré, notre indépendance énergétique et permettre toutes les boulimies consommatrices.
Sauf que nous devons acheter notre uranium au Niger et avoir des amabilités compromettantes.
Sauf aussi que notre technologie est celle des États-Unis…

Au total nous sommes nucléodépendants, et aucun sevrage possible, car on n’a – volontairement – préparé aucune alternative énergétique. Et on nous ricane qu’il reste, si on préfère, les bougies du Père-Noël pour l’éclairage, et, pour le chauffage, peut-être les allumettes d’une petite fille D’Andersen…

Les macaques baigneurs ont dû encore plus trembler.

Eux qui, déjà, tremblent de froid dans leurs îles si septentrionales, et qui, dès -5° se réfugient dans les sources d’eaux chaudes, eux qu’on voit si transis, comme penauds et résignés, la tête dans les épaules, comment ont-ils vécu ces drames successifs?
Les ont-ils ressentis depuis leurs forêts du Nord-Ouest du Japon?
Oui sans doute, avec leurs radars ultrasensibles, et à coup sûr ceux qui sont apprivoisés et vivent, comme leurs maîtres, dans tout le Japon. Ont-ils une « science » des séquences de secousses. Savent-ils reconnaître à leur rythme, à leur accélération l’imminence d’un séisme dangereux? Savent-ils alors témoigner de leur angoisse soudaine et ainsi alerter leurs partenaires humains d’infortune?
Macaques japonais

J’en suis persuadé, mais on ne sait pas assez les observer, eux qui pourtant symbolisent la Sagesse.
Revoyez-les, ici, au bas de ce long texte.

« Le macaque japonais est le seul singe qui vive en liberté au Japon. Il existe un bas relief ancien dans le temple de Nikko qui représente trois de ces singes, connus du monde entier.
Le premier se bouche les oreilles pour ne rien entendre, le second cache sa bouche pour ne rien dire, le troisième se voile les yeux pour ne rien voir. Ils sont devenus le symbole d’une sagesse à l’orientale qui consisterait à ne pas se mêler des affaires des autres. » (http://www.pratique.fr/macaque-hommes.html) »

L’un aveugle, l’autre sourd, je les présentais, dans ce précédent article, comme les symboles du citoyen, idéal par sa docilité née d’une ignorance confiante et naïve.

Et je concluais ainsi :

« Cela pourrait être une allégorie du bon citoyen idéal, bien anesthésié, bien insensible, une représentation de l’autisme individuel refuge pour survivre dans une société devenue folle, une société de sourds-muets, aveugles de surcroît. »

On peut faire une autre interprétation de ce mutisme, bien éloignée de la sagesse bouddhiste, plus proche de ce cynisme de ceux qui savent et pourtant se taisent.

Les pauvres et braves citoyens japonais sont certes bien informés, en temps réel, mais de ce qui se passe. Tout au plus peuvent-ils se réjouir de voir ce qui se passe, cela prouve qu’ils ont survécu, qu’ils ont eu une chance inouïe, que cette machine à broyer, à noyer, à irradier aurait pu les atteindre, eux, les gagnants – provisoires de ce loto de la mort.
Et il faut de pareils drames pour qu’on sache désormais qu’on aurait pu savoir ce qui pourrait se passer. Bien trop tard pour les victimes. On ne leur avait pas dit ce qui allait se passer avec cette bombe à retardement, cette mine à triple détente – séisme, tsunami, accident nucléaire, ce merveilleux nucléaire qui impose tant de dépenses décrétées absolument prioritaires. Les sociétés d’assurances, elles, ont gardé leurs vieux réflexes et sortent leurs calculettes et nous disent : « Déjà 35 milliards de dollars de dégâts !… »
Et on a le sentiment que certains ne pleurent pas, que tout cela, tant de malheur, va être bon pour les affaires. Il va falloir rebâtir, réinvestir, comme après une bonne guerre souvent souhaitée en période de crise – et on l’a d’ailleurs bien eue, cette satanée bonne guerre, après la terrible crise économique de 29. Nous y sommes à nouveau, en pleine crise économique et financière, et le Japon en a d’ailleurs déjà bien souffert depuis quelques années.

N’importe quel statisticien aurait pu prouver que le risque zéro est un leurre en matière  de nucléaire, et que, fatalement, sur plus de 400 centrales dans le monde, plus ou moins expérimentales, déjà vieillissantes pour beaucoup, certaines allaient avoir des ennuis de santé…

Rappelez-vous « le salaire de la peur » : toutes les précautions étaient prises, on n’avait pas pensé que le second camion qui avait choisi de rouler plus vite sur la « tôle ondulée » de la piste pour ne pas faire vibrer et sauter la si susceptible nitroglycérine, allait rattraper l’autre qui lui avait le choix prudent de la lenteur. Ce fut le plus terrible suspense du film. Nous étions chacun de nous en pensée à bord d’un des camions. Nous avons été sauvés avec la fin de la portion ondulée : la tortue a pu alors bondir et échapper au lièvre qui allait la détruire.

En ce moment, nous vivons un épouvantable remake : Le salaire de l’atome – autre titre plus moderne que certains préfèrent : « Les dividendes du nucléaire »
C’est une production internationale avec un budget colossal et un casting prestigieux, dont nous connaissons de longue date les vedettes. Elles ont sévi déjà dans bien des nanars où les scénarios ne lésinent pas sur les suspenses et sur les peurs. Les bouts d’essai nous sont généreusement diffusés sur le Net.

Et nous pleurons avec les malheureux Japonais qu’accablent maintenant ces enchaînements de catastrophes gigognes, ces emboîtements inexorables de drames, ces empilements de malheurs.
« Maintenant », car la moindre once de bon sens nous fait sentir que c’est aussi sur notre avenir menacé que nous pleurons, nous qui pour l’instant sommes si éloignés géographiquement de ces malheurs de fin du monde.

Ecoutez-les, ces chantres des énergies fortes:

Le curatif  spectaculaire s’impose dans l’urgence.
« Nous avons un besoin urgent, impérieux du nucléaire, cette énergie abondante que l’on dit inépuisable.
« Notre économie est malade. Nous avons un remède de cheval : le nucléaire, vous m’en direz des nouvelles. »

Seulement voilà, c’est un cheval de Troie, qui cache dans les flancs rebondis de ses centrales, de terribles virus, d’abominables calamités potentielles.
Et ce cheval, comme un pur-sang rétif, est impossible à maîtriser.

« Il ne faut pas avoir peur du nucléaire, c’est si propre, si inoffensif. »

On peut même chanter en chœur, comme des petits cochons que nous sommes (ces p’tits cochons d’payants, qu’on nous prend pour…) :

« Qui craint le grand méchant ion?
« C’est p’t-ête vous, pas Besson ».
« Qui craint le grand méchant ion?
« Toujours nous, pas Besson ».

« Le préventif , lui, n’a rien de spectaculaire. On ne peut faire carrière politique, accéder au pouvoir avec des propositions d’énergies douces. »
« L’électeur tremblant vote mieux que l’électeur tranquille… Ne le dites pas trop fort… »

Mais ils n’auront plus nos voix, car à force de tremblements, nos mains frappées de stupeur vont s’égarer.
Vous comme moi sommes aux aguets de ces sinistres nouvelles dont on nous inonde. Nous voyons bien que désormais, il y a une logique inexorable, scientifique – c’est de la physique nucléaire – des enchaînements de catastrophes.
Le malheur bouleverse, pousse et gagne. D’abord poisson chat irrité, puis tsunami impassible, il va bientôt tout recouvrir, nuage indifférent.
N’oublions surtout pas les pauvres et braves Japonais, si dignes face à tant  d’adversités cumulées. Ce sont eux – pour cette fois – les figurants de la répétition de cette farce minable du nucléaire innocent qui nous promet encore bien d’autres tragédies…

… Si les vigilances enfin réveillées des citoyens du monde entier n’imposent pas enfin une salutaire prise de conscience et un débat participatif sur le thème de notre avenir énergétique.

Les bons aimants

ErosCe bel Éros, « d’après Bouguereau », à la fois innocent et déterminé, je l’emprunte au très beau site
http://mythologica.fr (cliquez sur le petit livre)

Dans un article récent, je disais de façon très sérieuse :
« On n’a pas toujours [eu] la chance de rencontrer les bons aimants »
Sur ce thème du magnétisme, des bons – et mauvais – aimants, voici, pour sourire un peu, quelques variations, bien loin d’épuiser l’infinie diversité de ces attractions-répulsions.

Les bons aimants

Petit aimant
Qui ne m’arrive
Pas à l’épaule
Je te repousse
Du bout des pôles
Faut que tu pousses !

Joli aimant
Sens-tu ces ondes
Dont je t’inonde ?
Si oui vraiment
Quel grand bonheur
Emplit mon cœur !

Aimant gentil
Vois ma folie :
Pour toi j’me ronge,
J’me fais limaille.
Parfois je songe
Que j’suis ferraille.

Mon bel aimant,
Tu es charmant,
Si magnétique,
Automatique.
Sitôt branché,
Bien accroché…

Vous si gentilles…
Mais oui, toujours!…
Merci les filles
D’nous faire aumône
Dans vos bons jours
D’vos phéromones.

Puissant aimant
Entre maman
Et son bébé !
Non rien vraiment
Rien ne saurait
Les séparer.

Méchant aimant,
Ondes mauvaises
Qui éloignent,
Parfois empoignent,
On ne ressent
Qu’un grand malaise.

Éros mutin
Brouille les rôles,
Parfois, des pôles :
Plus aime plus,
Moins, pas moins moins.
Éros coquin !

Jolie cousine,
– Oui mon cousin…
– Sais-tu ? Je t’aime…
On se câline
Minois coquin ?…
– Si ! Si ! Quand même…

– Oh ! Le vilain !
– Mais c’est si bon,
Cet abandon,
Un petit zeste
Un brin d’inceste
Si anodin.

Mon pauvre aimant
Indifférent,
Est-ce paresse ?
Vois ! Ce beau corps
Que tu délaisses,
Mais c’est de l’or !

Aimants trompés
Et tant et plus,
Vous si confiants
Ne croyez plus
Même aux serments
Des bons aimants.

Aimants perdus
Trop las d’attendre
Vous n’osez plus,
Vous laisser prendre
Aux serrements
Des bons aimants.
J.A.


Grammaire fusionnelle du tout petit

Comme une langue étrangère ?
Imaginez que vous n’ayez, pour apprendre une langue inconnue, que des enregistrements sonores
.
Je dis bien, uniquement sonores. Pas des vidéos, où on repère toujours des locuteurs, des gens qui s’expriment, leurs mimiques, leurs gestes, leurs expressions…, un contexte, quelques éléments qui ont un rapport avec ce qui se dit. Ce serait mission impossible : même Champollion déclarerait forfait…
Car lui, Champollion, travaillait sur des idéogrammes, des sortes de dessins stylisés qui veulent signifier un mot, une idée. Et des graphismes, on peut les recopier, les rapprocher, les repérer dans des séquences qui ont des similitudes.
Mais des sons, du bruit : essayez de faire des repérages dans le fleuve des décibels d’une radio étrangère que vous entendez soudain !… Essayez de faire des rapprochements… Il faudrait découper la bande magnétique d’un enregistrement, faire un montage… Dur ! dur !

C’est pourtant ce que doit faire un tout petit !
Mais il y a une énorme différence : le tout petit aime passionnément la première locutrice, sa maman, qui lui parle, qui lui murmure, qui lui chante une merveilleuse musique : sa langue maternelle.

Postulat : Pour vite et bien apprendre une langue étrangère, il faut tomber amoureux/euse et être aimé/e d’un/e étranger/ère.
On aime la langue de qui vous aime, du pays qu’on aime et où on aimerait aller, revenir, de la civilisation qu’on aimerait mieux connaître…
Les meilleures motivations, les plus stimulantes, les plus efficaces, sont affectives. Pour l’adulte, l’intérêt peut parfois suffire (du travail à l’étranger, la gloire pour Champollion).
Vous comprenez pourquoi, après six années de Carpentier-Fialip, si vous n’avez pas pu faire d’échanges linguistiques, vous êtes toujours lamentablement nul en anglais. Alors qu’un bon petit coup de foudre, une bonne grosse amitié, vous auraient fait aimer viscéralement la musique du parler d’outre Manche.

Le tout petit, lui, est un petit veinard : il a droit dès sa naissance au stage linguistique intensif, et il est – et restera – chez sa corres ! Et cette corres, Maman, qu’il connaissait déjà un peu à l’oreille depuis quelques mois avant même de naître, et tous ceux qui lui sont proches, l’aiment passionnément. Maman ne cesse de lui dire des mots doux, très doux, des mots d’amour. Et Bébé va faire des progrès foudroyants. C’est magique, ça marche à tous les coups…
Les mamans, toutes les mamans, sont les meilleurs professeurs de leur langue, de leur culture.
Et Bébé, qui ne sait rien dire encore, très vite va essayer de « parler », de dire en retour des mots d’amour. Et, comme Bébé sent bien, sait bien, que tous ces bruits si doux que fait Maman, ça veut dire « je t’aime, mon tout petit, je t’adore, tu es beau, comme je suis heureuse de t’avoir… » – c’est d’ailleurs souvent ce qu’effectivement elle dit…, – maman, de son côté, sent bien, sait bien, tant les gestes, les mimiques, les regards sont éloquents, que les premiers sons émis par son bébé sont des déclarations d’amour.

La relation entre la maman et son bébé est d’abord fusionnelle, cela va durer quelques semaines pendant lesquelles ils ne feront qu’un bloc et seront difficiles à séparer. Peu à peu, Bébé va trouver des sources d’intérêt autres que maman, on pourrait dire des intérêts transitionnels, qui vont lui faciliter les inévitables séparations.

La langue maternelle est d’abord à l’image de cette relation affective fusionnelle. La langue maternelle est une des composantes essentielles de cette relation affective fusionnelle. Mais, de même qu’on ne peut rester toute une enfance en fusion affective, on ne peut se contenter longtemps de quelques sons sans signification autre qu’affective, si éloquents soient-ils.

Et c’est maman, le super prof de langue maternelle, qui va réussir à sortir avec son bébé de cette mélasse langagière trop sucrée où la compréhension s’englue.
Comme les objets transitionnels chers à Winnicott vont aider Bébé à sortir d’une relation duelle pour oser partir à la conquête du monde ;
de même, quelques mots transitionnels vont aider Bébé, avant même qu’il ne puisse parler, à découvrir dans l’océan, dans la mer sucrée de la langue maternelle, des îlots de sens, d’où il osera, tel un primitif sur sa fragile pirogue, partir à la conquête progressive du monde sonore du langage.

Quelques-uns de ces mots : Maman, Papa, oui, non, le prénom de Bébé…
En voici un autre, particulièrement précieux au moment du douloureux sevrage, qui est une véritable castration, la perte du sein maternel.

Biberon : un mot exemplaire entre tous, déjà compris bien avant la parole.
Ce « biberon » va nous montrer comment il sort peu à peu du melting pot sonore et prend à mesure des significations de plus en plus précises.
Pour le forger, pour le couler, il va falloir la convergence de flots répétés de données sensorielles, affectives, mnésiques : peu à peu son sens va s’affiner, sans cesse conforté par le contexte, par des repères temporels, de lieu, par des besoins, par des séquences devenant des habitudes.
Essayons de représenter cela :