Stupeurs et tremblement

« Stupeur et tremblements« , en titre d’un roman d’Amélie Nothomb. Rien à voir avec les catastrophes naturelles que subissent actuellement les Japonais. Jusqu’en 1947, en présence de l’Empereur, considéré comme un dieu vivant, le protocole imposait qu’on lui témoigne sa révérence « avec stupeur et tremblements ».

Stupeurs et tremblement, en titre de cet article. Vous remarquez comme une migration du s, qui est passé d’un terme à l’autre :
Un seul tremblement (de terre), même s’il y a comme toujours une multitude de répliques – plus de 200 nous dit-on, ce lundi matin;
– et des stupeurs multiples.
Ces changements me semblent mieux rendre compte des réalités :

Une stupeur immédiate, évidente, des victimes, des témoins, qui assistent, impuissants, sidérés, pétrifiés, stupéfaits et comme stupides, au déchaînement des forces de puissances colossales. Cette puissance paralysante qu’ils ne peuvent ni comprendre, ni admettre, et qui fait perdre jusqu’aux réflexes salvateurs.
Cette stupeur, les malheureux Japonais vont la subir, pour beaucoup à trois reprises, s’ils survivent aux premières catastrophes :

– au moment des terribles premières et interminables secousses du tremblement de terre initial pour un très grand nombre d’entre eux;

– à la vue de la vague monstrueuse – plus de 20 mètres – qui, dans le Nord-Est, les a emportés, dans la rue, dans leur voiture, dans leur maison (sur son toit, pendant 48 heures pour un des rares rescapés de ce chamboulement…);

– à la vue et à l’annonce des très probables explosions puis fusions des réacteurs des centrales nucléaires submergées.

Une autre stupeur, qui a précédé, autrement plus grave et dangereuse pour les futures victimes, une stupeur intellectuelle, qui a semblé frapper d’inertie stupide, d’indécision, de perte de toute clairvoyance et du moindre bon sens, des décideurs qui savent qu’ils seront, quoi qu’il arrive, toujours bien à l’abri,
Cette stupeur face aux priorités dans les choix énergétiques les a, depuis bien longtemps, comme figés, bloqués sur le merveilleux « tout nucléaire » (99% de la recherche pour le seul atome dans le domaine énergétique) qui allait assurer, promis, juré, notre indépendance énergétique et permettre toutes les boulimies consommatrices.
Sauf que nous devons acheter notre uranium au Niger et avoir des amabilités compromettantes.
Sauf aussi que notre technologie est celle des États-Unis…

Au total nous sommes nucléodépendants, et aucun sevrage possible, car on n’a – volontairement – préparé aucune alternative énergétique. Et on nous ricane qu’il reste, si on préfère, les bougies du Père-Noël pour l’éclairage, et, pour le chauffage, peut-être les allumettes d’une petite fille D’Andersen…

Les macaques baigneurs ont dû encore plus trembler.

Eux qui, déjà, tremblent de froid dans leurs îles si septentrionales, et qui, dès -5° se réfugient dans les sources d’eaux chaudes, eux qu’on voit si transis, comme penauds et résignés, la tête dans les épaules, comment ont-ils vécu ces drames successifs?
Les ont-ils ressentis depuis leurs forêts du Nord-Ouest du Japon?
Oui sans doute, avec leurs radars ultrasensibles, et à coup sûr ceux qui sont apprivoisés et vivent, comme leurs maîtres, dans tout le Japon. Ont-ils une « science » des séquences de secousses. Savent-ils reconnaître à leur rythme, à leur accélération l’imminence d’un séisme dangereux? Savent-ils alors témoigner de leur angoisse soudaine et ainsi alerter leurs partenaires humains d’infortune?
Macaques japonais

J’en suis persuadé, mais on ne sait pas assez les observer, eux qui pourtant symbolisent la Sagesse.
Revoyez-les, ici, au bas de ce long texte.

« Le macaque japonais est le seul singe qui vive en liberté au Japon. Il existe un bas relief ancien dans le temple de Nikko qui représente trois de ces singes, connus du monde entier.
Le premier se bouche les oreilles pour ne rien entendre, le second cache sa bouche pour ne rien dire, le troisième se voile les yeux pour ne rien voir. Ils sont devenus le symbole d’une sagesse à l’orientale qui consisterait à ne pas se mêler des affaires des autres. » (http://www.pratique.fr/macaque-hommes.html) »

L’un aveugle, l’autre sourd, je les présentais, dans ce précédent article, comme les symboles du citoyen, idéal par sa docilité née d’une ignorance confiante et naïve.

Et je concluais ainsi :

« Cela pourrait être une allégorie du bon citoyen idéal, bien anesthésié, bien insensible, une représentation de l’autisme individuel refuge pour survivre dans une société devenue folle, une société de sourds-muets, aveugles de surcroît. »

On peut faire une autre interprétation de ce mutisme, bien éloignée de la sagesse bouddhiste, plus proche de ce cynisme de ceux qui savent et pourtant se taisent.

Les pauvres et braves citoyens japonais sont certes bien informés, en temps réel, mais de ce qui se passe. Tout au plus peuvent-ils se réjouir de voir ce qui se passe, cela prouve qu’ils ont survécu, qu’ils ont eu une chance inouïe, que cette machine à broyer, à noyer, à irradier aurait pu les atteindre, eux, les gagnants – provisoires de ce loto de la mort.
Et il faut de pareils drames pour qu’on sache désormais qu’on aurait pu savoir ce qui pourrait se passer. Bien trop tard pour les victimes. On ne leur avait pas dit ce qui allait se passer avec cette bombe à retardement, cette mine à triple détente – séisme, tsunami, accident nucléaire, ce merveilleux nucléaire qui impose tant de dépenses décrétées absolument prioritaires. Les sociétés d’assurances, elles, ont gardé leurs vieux réflexes et sortent leurs calculettes et nous disent : « Déjà 35 milliards de dollars de dégâts !… »
Et on a le sentiment que certains ne pleurent pas, que tout cela, tant de malheur, va être bon pour les affaires. Il va falloir rebâtir, réinvestir, comme après une bonne guerre souvent souhaitée en période de crise – et on l’a d’ailleurs bien eue, cette satanée bonne guerre, après la terrible crise économique de 29. Nous y sommes à nouveau, en pleine crise économique et financière, et le Japon en a d’ailleurs déjà bien souffert depuis quelques années.

N’importe quel statisticien aurait pu prouver que le risque zéro est un leurre en matière  de nucléaire, et que, fatalement, sur plus de 400 centrales dans le monde, plus ou moins expérimentales, déjà vieillissantes pour beaucoup, certaines allaient avoir des ennuis de santé…

Rappelez-vous « le salaire de la peur » : toutes les précautions étaient prises, on n’avait pas pensé que le second camion qui avait choisi de rouler plus vite sur la « tôle ondulée » de la piste pour ne pas faire vibrer et sauter la si susceptible nitroglycérine, allait rattraper l’autre qui lui avait le choix prudent de la lenteur. Ce fut le plus terrible suspense du film. Nous étions chacun de nous en pensée à bord d’un des camions. Nous avons été sauvés avec la fin de la portion ondulée : la tortue a pu alors bondir et échapper au lièvre qui allait la détruire.

En ce moment, nous vivons un épouvantable remake : Le salaire de l’atome – autre titre plus moderne que certains préfèrent : « Les dividendes du nucléaire »
C’est une production internationale avec un budget colossal et un casting prestigieux, dont nous connaissons de longue date les vedettes. Elles ont sévi déjà dans bien des nanars où les scénarios ne lésinent pas sur les suspenses et sur les peurs. Les bouts d’essai nous sont généreusement diffusés sur le Net.

Et nous pleurons avec les malheureux Japonais qu’accablent maintenant ces enchaînements de catastrophes gigognes, ces emboîtements inexorables de drames, ces empilements de malheurs.
« Maintenant », car la moindre once de bon sens nous fait sentir que c’est aussi sur notre avenir menacé que nous pleurons, nous qui pour l’instant sommes si éloignés géographiquement de ces malheurs de fin du monde.

Ecoutez-les, ces chantres des énergies fortes:

Le curatif  spectaculaire s’impose dans l’urgence.
« Nous avons un besoin urgent, impérieux du nucléaire, cette énergie abondante que l’on dit inépuisable.
« Notre économie est malade. Nous avons un remède de cheval : le nucléaire, vous m’en direz des nouvelles. »

Seulement voilà, c’est un cheval de Troie, qui cache dans les flancs rebondis de ses centrales, de terribles virus, d’abominables calamités potentielles.
Et ce cheval, comme un pur-sang rétif, est impossible à maîtriser.

« Il ne faut pas avoir peur du nucléaire, c’est si propre, si inoffensif. »

On peut même chanter en chœur, comme des petits cochons que nous sommes (ces p’tits cochons d’payants, qu’on nous prend pour…) :

« Qui craint le grand méchant ion?
« C’est p’t-ête vous, pas Besson ».
« Qui craint le grand méchant ion?
« Toujours nous, pas Besson ».

« Le préventif , lui, n’a rien de spectaculaire. On ne peut faire carrière politique, accéder au pouvoir avec des propositions d’énergies douces. »
« L’électeur tremblant vote mieux que l’électeur tranquille… Ne le dites pas trop fort… »

Mais ils n’auront plus nos voix, car à force de tremblements, nos mains frappées de stupeur vont s’égarer.
Vous comme moi sommes aux aguets de ces sinistres nouvelles dont on nous inonde. Nous voyons bien que désormais, il y a une logique inexorable, scientifique – c’est de la physique nucléaire – des enchaînements de catastrophes.
Le malheur bouleverse, pousse et gagne. D’abord poisson chat irrité, puis tsunami impassible, il va bientôt tout recouvrir, nuage indifférent.
N’oublions surtout pas les pauvres et braves Japonais, si dignes face à tant  d’adversités cumulées. Ce sont eux – pour cette fois – les figurants de la répétition de cette farce minable du nucléaire innocent qui nous promet encore bien d’autres tragédies…

… Si les vigilances enfin réveillées des citoyens du monde entier n’imposent pas enfin une salutaire prise de conscience et un débat participatif sur le thème de notre avenir énergétique.

Au doigt et à l’œil, le réel !

Deux muets éloquents qui annoncent la parole : le regard orienté et le doigt pointé.
Je pourrais dire le regard pointu et le doigt pointé.
Ces deux muets éloquents soulignent une volonté tendue comme un arc qui décoche les flèches d’un désir acéré qui très vite va s’exprimer par la parole, le mot, ces décibels pleins de signification lancés eux aussi en direction de la chose convoitée.
On peut dire que le désir génère le mot. La force du désir, la tension qu’il recèle, font naître le mot.
Cette gestation parolière débute dès la naissance – et sans aucun doute dès la vie intra-utérine.
Un couple, une femme ne peuvent que procréer, qu’enfanter et transmettre la vie à des petits d’homme.
De même que tout couple animal, toute femelle a pour vocation et pour preuve de la plénitude de son accomplissement la transmission de la vie.
Le petit d’homme, par son génome exceptionnel, par son cerveau au cortex développé, va procéder à un enfantement d’un autre ordre, au second degré, et en 10-15 mois on assistera à la naissance de la parole, cette virtualité des êtres et des objets dont on va pouvoir jouir à distance, même en leur absence : car l’être ou l’objet parlé, dit, appelé, demandé…. et toutes ses propriétés, tout son potentiel de plaisirs possibles, de craintes suscitées…, tout est là dans ce menu bruit, dans ce simple assemblage de décibels : c’est cela qui signe vraiment la supériorité de l’homme sur l’animal, et par contraste, la détresse, l’infinie pauvreté du petit d’homme privé de parole parce qu’il n’a pas pu mener correctement et à terme cette « grossesse » de la parole dont les géniteurs sont le tout petit lui-même et son entourage parlant.

L’avènement de la parole, du premier mot, est un enfantement, une naissance saluée presque toujours comme une fête, un petit miracle attendu mais qui émeut autant que la vraie naissance et les premiers pas: et là encore, « le cercle de famille applaudit à grands cris », car tous les témoins sentent bien qu’alors leur tout petit qui parle entre vraiment dans la communauté des hommes.
La parole ne peut qu’advenir. La parole humaine est l’aboutissement d’une longue élaboration, d’une longue maturation physiologique, et affective, et relationnelle.

C’est le réseau, le tissu des interrelations chaleureuses qui suscite les désirs, qui donne du sens au besoin de conquête, de compréhension des éléments les plus prégnants du réel immédiat, qui entoure le tout petit.

Qu’est-ce qui fonde cette supériorité de l’homme sur l’animal ?
L’homme s’appuie nécessairement – et heureusement – sur sa part d’animalité. Mais ce fondement biologique est stimulé, vivifié par l’affectivité, par le relationnel, par le social pour aboutir à l’épanouissement de l’intelligence et de la culture.

Le petit de l’animal, lui aussi, quand la mère – et parfois le père – ont su donner du sens à leurs besoins, à leurs curiosité, à leurs intérêts, quand ils ont su envelopper la nourriture apportée, les toilettages…, de toute une chaleur aimante, alors ce « tout petit » animal, peu à peu, comme le « tout petit » d’homme va tisser cette toile relationnelle qui donne sens à toute vie ; lui aussi va apprendre à communiquer, à exprimer ses sensations, ses sentiments, ses joies, ses souffrances, ses besoins, tout cela à la manière de son espèce, dans le « langage » de son espèce, que souvent, nous humains, ne savons même pas bien interpréter. Ainsi je me sens souvent dépassé par l’éloquence comportementale de mon chien, et j’interprète souvent faussement les caresses de mon chat qui en frottant amoureusement son museau contre moi ne fait en réalité que me « marquer » comme lui appartenant, pour se réassurer, après chaque séparation…
Mais l’animal est toujours pris dans l’immédiat, dans l’urgence, dans la vigilance guerrière ou amoureuse qui mobilise toute l’attention, toute la tension, toute l’intelligence : il n’a pas la disponibilité, la quiétude, la paix, le détachement qui permettrait la réflexion et soudain l’insight, l’eureka, le saut vers l’abstrait, vers le symbolique, la vraie évasion humaine, ce décollement de la gangue du réel trop prégnant vers la planète des signes, qui est le véritable domaine, le royaume de l’humain, son pré carré réservé et quasi exclusif.
Et de plus l’animal est coincé par son impossibilité d’articuler vraiment, de moduler, de varier suffisamment les sons qu’il peut physiologiquement émettre.
Et pourtant, on peut voir maintenant, des grands primates, nos très proches cousins, capables de converser avec leurs maîtres qui ont eu la générosité de leur apprendre le langage gestuel des sourds (qui comme chacun sait deviennent muets s’ils sont devenus sourds avant 6 ans et qu’ils n’ont pas pu maîtriser et surtout mémoriser la gymnastique des muscles de la phonation – c’est pour cela que le génial Beethoven, pourtant devenu sourd sur le tard, quand il se laissait aller à sa joie chantait affreusement faux les sublimes mélodies qu’il avait en tête.
Ces singes-là ont accès à une autre planète des signes que celle de la parole humaine, mais suffisamment riche pour permettre de bons niveaux d’abstraction, l’invention de nouvelles structures langagières, et sans doute la concaténation de concepts et à coup sûr la possibilité de l’apprentissage, de la transmission de cette « langue », de ces « mots », à leur petits.

Les spécialistes – et les politiques plus encore – se sont toujours déchirés sur l’importance de l’animalité que l’on sent toujours en nous – sauf en de rares moments d’extase transcendantale : Sommes-nous plus homme que cheval dans notre carcasse de Centaure ? Sommes-nous plus poissons que femmes sous nos écailles de sirènes ? Le centaure va-t-il tomber amoureux d’une jument ou d’une femme ? Et la centaurette jalouse ira-t-elle gifler une femme rivale ou crêper la crinière d’une jument ? Et Mélusine ? À qui s’en prendra-t-elle en pareille souffrance ? Et n’y aurait-il pas de Mélusin ?
Il faudra que je vous conte un jour le combat homérique, la tragi-comédie, non pas des Horace et des Curiace, mais la lutte farouche des malheureux Kinés agressés par les hordes Kaki (à l’exemple de la fable de Boris Cyrulnik des Toutinés et des Toutakis). Oui, hélas, les « qu’inné » et les « qu’acquis » sont ennemis de tout temps, pire que Capulet et Montaigu, au grand dam des petits Roméo et des jeunes Juliette…

Gestation et naissance de la parole chez le petit d’homme.
Oui, le tout petit qui vient de naître va devoir, avec la médiation indispensable de ses parents et de son très proche entourage, mener à bien à son tour une nouvelle grossesse qui aboutira à l’« accouchement » d’une multitude de mots-alevins, dont le tout premier est salué comme un pionnier, le premier « Armstrong » – le 1er wordstrong…- aluni sur sa planète des signes humains.
Et le miracle, c’est que cette naissance a des signes précurseurs, comme des contractions – au niveau de la bouche.
Écoutez à ce propos le génial Boris Cyrulnik, qui a su repérer en étudiant inlassablement ses vidéos, n’en déplaise aux adversaires de l’image – tels Dolto qui fustigeait si durement et si injustement Hubert Montagner -, le moment précis de ces premières « contractions », qui surviennent vers 10-15 mois :
Le protocole de l’observation, renouvelée de mois en mois, est simple : Bébé est assis dans sa chaise, une table devant lui, mais hors d’atteinte, sur laquelle on pose un objet convoité et désigné par Maman (un nounours, une tartine…). La caméra tourne 5 mn (« un prélèvement bref »).
Ces précieux enregistrements – que l’on pourra visualiser aussi souvent que que nécessaire, sans déranger à nouveau l’enfant, – révèlent une évolution du comportement du tout petit : avant 9-10 mois, Bébé, retenu par sa chaise, tend tous les doigts vers l’objet, comme s’il était là, tout près, prêt à saisir, puis conscient de son échec, il se met en colère (cris, contorsions, auto-agressions même : caprice selon la maman, hyperkinésie pour les scientifiques).
Mais vers 10-11 mois (pour les filles), 13-15 mois (pour les garçons), Bébé ne tend plus tous les doigts, mais un seul, l’index : c’est l’évènement du « pointer du doigt » :
Le tout petit sait désormais que l’objet est loin, inaccessible, qu’il est naïf de vouloir s’en saisir soi-même directement, qu’il est vain de s’emporter.
Mais il est aussi sûr que l’objet existe bien, hors de portée, mais là-bas, bien réel.
Et c’est alors que la caméra révèle le détail qui fait preuve : le petit d’homme regarde un adulte référent pour lui, une « figure d’attachement », son père ou sa mère ou l’expérimentateur, et alors « ….il tente l’ articulation, toujours d’abord ratée, d’un mot. J’ai risqué un mot pour désigner ce mot-toujours-raté ou, si l’on préfère, ce raté-de-mot : je l’appelle un « proto-mot » ; on le perçoit comme une émission de type « bon-bon »… (Boris Cyrulnik – « La naissance du sens » – Hachette, Pluriel).
L’enfant autiste, celui dont le cerveau est endommagé – l’encéphalopathe -, l’enfant abandonné, l’enfant-placard, aucun ne savent pointer du doigt pour désigner à distance l’objet ou la personne qui les intéresse.
Le chien non plus, qui ne fait que regarder le doigt qui montre, non la cible – sauf après un long dressage.

Mais cet exploit du doigt pointé est un long aboutissement débuté dès la naissance et sans doute avant, qui aboutit à un objet sémiotisé : le nom sonore et cependant symbolique de l’objet réel, ce « bruit » qui est chargé de sens.
L’objet qui a du sens pour le tout petit, et donc qu’il tentera de nommer un jour quand sentira qu’il ne peut l’atteindre directement, c’est ce qui comble son désir, mais qui, en plus, est en quelque sorte validé par l’approbation comportementales, relationnelle de la maman, par les encouragements à persévérer, par des aides opportunes, quand cet objet s’imprègne de chaleur humaine.
Il faut beaucoup de malheur à l’enfant ou à sa très proche famille pour que n’advienne pas cette victoire du « pointer du doigt » qui, avec le discret regard qui l’accompagne, dirigé vers un adulte, et que la caméra ne rate pas, cette victoire qui est me semble-t-il tout simplement un appel à l’aide de quelqu’un qui peut, qui sait, et qui – l’enfant en confiance en est sûr – voudra bien faire le déplacement, puis le geste de saisie, suivi bien sûr de l’offrande.

Enfance malmenée

Voici la dédicace de Jules Vallès au 1er roman (« l’enfant ») de sa trilogie, largement autobiographique, « Jacques Vingtras » :

À TOUS CEUX
qui crèvent d’ennui au collège
ou
qu’on fit pleurer dans la famille,
qui, pendant leur enfance,
furent tyrannisés par leurs maîtres
ou
rossés par leurs parents

Je dédie ce livre
JULES VALLÈS.

Ma mère
Ai-je été nourri par ma mère ? Est-ce une paysanne qui m’a donné son lait ? Je n’en sais rien. Quel que soit le sein que j’ai mordu, je ne me rappelle pas une caresse du temps où j’étais tout petit : je n’ai pas été dorloté, tapoté, baisoté : j’ai été beaucoup fouetté.
Ma mère dit qu’il ne faut pas gâter les enfants, et elle me fouette tous les matins ; quand elle n’a pas le temps le matin, c’est pour midi, rarement plus tard que quatre heures.
Melle Balandreau m’y met du suif.
C’est une bonne vieille fille de cinquante ans. Elle demeure au-dessous de nous. D’abord elle était contente : comme elle n’a pas d’horloge, ça lui donnait l’heure. « Vlin ! Vlan ! Zon ! Zon ! – voilà le petit Chose qu’on fouette ; il est temps de faire mon café au lait. »
Mais un jour que j’avais levé mon pan, parce que ça me cuisait trop, et que je prenais l’air entre deux portes, elle m’a vu ; mon derrière lui a fait pitié.
Elle voulait d’abord le montrer à tout le monde, ameuter les voisins autour ; mais elle a pensé que ce n’était pas le moyen de le sauver, et elle a inventé autre chose.
Lorsqu’elle entend ma mère me dire : « Jacques, je vais te fouetter !
– Madame Vingtras, ne vous donnez pas la peine, je vais faire ça pour vous.
– Oh ! chère demoiselle, vous êtes trop bonne ! »
Melle Balandreau m’emmène, mais, au lieu de me fouetter, elle frappe dans ses mains ; moi, je crie. Ma mère remercie, le soir, sa remplaçante.
« À votre service »,
répond la brave fille en me glissant un bonbon en cachette.

Toute la psychologie du monde est là, par le génie d’un écrivain qui a survécu à tant de souffrances physiques et surtout morales : le sadisme froid et méthodique qui sait se donner bonne conscience, les futures résiliences qu’une brave voisine met en place sans s’en douter, et surtout peut-être, l’humour de l’adulte qui a pu, qui a su dépasser tout cela, un humour décapant qui fait contrepoint à la naïveté du petit persécuté qui est resté si longtemps persuadé que c’est cela la norme, être battu, maltraité, régulièrement, consciencieusement, méthodiquement, à froid, pour le principe… C’est ainsi qu’on « fabrique » des psychoses graves quand les comportements n’ont plus de sens.

Dès qu’un pouvoir est excessif, abusif, tyrannique, il génère la crainte puis la haine de tous les pouvoirs, les futures révoltes et très tôt, dès cette enfance ratée, la sympathie pour les victimes et les réprouvés :
Le geôlier, en sa qualité de voisin, est un ami de la maison ; il vient de temps en temps manger la soupe chez les gens d’en bas, et nous sommes camarades, son fils et moi. Il m’emmène quelquefois à la prison, parce que c’est plus gai. C’est plein d’arbres ; on joue, on rit, et il y en a un, tout vieux, qui vient du bagne et qui fait des cathédrales avec des bouchons ou des coquilles de noix.
À la maison on ne rit jamais ; ma mère bougonne toujours. – Oh ! comme je m’amuse davantage avec ce vieux-là et le grand qu’on appelle le braconnier, qui a tué le gendarme à la foire du Vivarais !
Puis ils reçoivent des bouquets qu’ils embrassent et cachent sur leur poitrine. J’ai vu, en passant au parloir, que c’étaient des femmes qui les leur donnaient.
D’autres ont des oranges et des gâteaux que leurs mères leur portent, comme s’ils étaient encore tout petits. Moi je suis tout petit, et je n’ai jamais ni gâteaux ni oranges.
Je ne me rappelle pas avoir vu une fleur à la maison. Maman dit que ça gêne et qu’au bout de deux jours ça sent mauvais. Je m’étais piqué à une rose l’autre soir, elle m’a crié : « Ça t’apprendra ! »

Un autre pilier de résilience pour le petit Jacques (le parler vrai, sait se passer de la parole)
« Ma tante Mélie est muette, – et avec cela bavarde, bavarde !
Ses yeux, son front, ses lèvres, ses mains, ses pieds, ses nerfs, ses muscles, sa chair, sa peau, tout chez elle remue, jase, répond, interroge ; elle vous harcèle de questions, elle demande des répliques ; ses prunelles se dilatent, s’éteignent ; ses joues se gonflent, se rentrent ; son nez saute ! elle vous touche ici, là, lentement, brusquement, pensivement, follement ; il n’y a pas moyen de finir la conversation. Il faut y être, avoir un signe pour chaque signe, un geste pour chaque geste, des réparties, du trait, regarder tantôt dans le ciel, tantôt à la cave, attraper sa pensée comme on peut, par la tête ou par la queue, en un mot, se donner tout entier, tandis qu’avec les commères qui ont une langue, on ne fait que prêter l’oreille : rien n’est bavard comme un sourd-muet.