David Servan-Schreiber : au terme d’une vie rêvée, un ultime et infini point d’orgue à bien tenir, la mooooort…

(On peut se dire au revoir plusieurs fois, Robert Laffont, 2011)

Une vie, pour être mieux réussie, se doit de bien finir, dans le courage, l’acceptation et la dignité consciente. Sans que l’on cesse pourtant d’espérer un toujours possible sursis, ni de tout faire pour le mériter.

Si bien que l’au revoir aux proches et aux amis peut bénéficier, comme dans une belle partition bien orchestrée, et même à plusieurs reprises, d’un bienveillant et bienvenu « da capo ». Une sorte d’ « à refaire », bien agréable ma foi, et que nous souhaitons de tout cœur à David Servan-Schreiber. Certes, ce temps de l’au revoir façon DSS est quelque chose de bien émouvant, mais celles et ceux qui en sont honorés en sont sans doute à la fois bouleversés et flattés. Heureux et malheureux. Ce n’est pas peu de chose que de s’entendre dire par un tel homme : «J’ai des choses importantes à te dire», et le moment venu, s’entendre annoncer: «Il faut que je te dise au revoir.»

Quand on a bien pris congé des amis, il faut se tourner vers soi pour un ultime bilan de cette vie qui n’a plus rien à entreprendre. Se tourner aussi vers cette gueuse de mort et la regarder droit dans ses orbites vides.

« La première idée qui console, c’est qu’il n’y a rien d’injuste dans la mort. Dans mon cas, la seule différence, c’est le moment où cela arrive, pas le fait que cela arrive. La mort fait partie du processus de vie, tout le monde y passe. En soi, c’est très rassurant. On n’est pas détaché du bateau. Ce n’est pas comme si quelqu’un disait : « Toi, tu n’as plus de carte, tu ne peux plus monter ». Ce quelqu’un dit simplement : « Ta carte s’épuise, bientôt, elle ne marchera plus. Profites-en maintenant, fais les choses importantes que tu as à faire ». »

Matthieu Ricard, en précieux soutien :  » C’est le moment de trouver le calme et la sérénité. On demande notamment aux gens de ne pas pleurer, de ne pas hurler pour ne pas troubler la personne qui s’en va. Ce moment, quand il arrive, doit se faire comme un prolongement de la pratique spirituelle et pas comme un arrachement. Le monde n’est pas injuste parce que l’on meurt à un moment ou à un autre. Et puis c’est la qualité de la vie qu’on mène jusqu’au dernier moment qui compte. En fait, la mort est l’aboutissement d’une belle vie. » (lors de l’interview donnée par David Servan-Schreiber à Ève Roger)

Aucun doute, cela aura été une bien belle vie que celle de David Servan-Schreiber.

Une vie un peu écourtée, c’est évident. Il le déplore, mais pas trop. Mais aussi quelle densité! Que de « fontaines de joies » à  gros débit, auxquelles il s’est longuement abreuvé !

« Non! rien de rien! Je ne regrette rien… » pourrait-il chanter… mais un peu faux, car il est conscient d’être lui-même « passé à côté d’Anticancer »

Non il ne regrette rien de sa vie exaltante. Pas même les excès sources de stress, commis dans le vertige et l’euphorie de la promotion de « Guérir » et d' »Anticancer » (2003 / 2007) : Ces ouvrages étaient si bien accueillis par le public – vraiment concerné, lui, dans sa quête de remèdes ou de préventions. Mais il fallait bien aussi parfois les défendre bec et ongles contre certains chers confrères. Des conférences donc, à répétition. Des débats aux quatre coins de la planète. Des voyages et surtout des décalages horaires épuisants.
L’horloge biologique n’aime pas qu’on la chahute ainsi. C’est comme la grande pendule de grand-mère, il ne faut pas la promener d’une pièce à l’autre. Elle carillonne alors à contre temps – les heures à la demie, ou les 12 coups tous les quarts d’heure… Le tic tac a des ratés. Parfois même les poids lui en tombent…
Pourtant David reconnaît son ambivalence quand il soutient qu’il ne se priverait pas des joies intenses liées à ses excès, si c’était à refaire.

« Moi, je suis passé à côté d’«Anticancer». J’ai vraiment cru que manger comme il fallait – du curcuma, des oignons… – m’autorisait à être moins vigilant sur le stress dans ma vie. Je pensais que quinze minutes de yoga et de méditation tous les matins suffisaient. Mais cela ne contrebalance pas le fait que parcourir trois villes européennes dans la même journée, avec une conférence à chaque fois, c’était trop. Je pense aujourd’hui qu’il faut commencer par maîtriser les sources incessantes de stress. »

Vous avez des regrets?
Non.

C’est paradoxal…
Je dirais… ambivalent. »   (Interview d’Ève Roger)

Maintenant, ses exaltations sont plus paisibles, faiblesse oblige.
Ses fontaines de joie se sont assagies.
Mais il en traque le moindre filet avec une passion, un bonheur de sourcier :
Et ce sont de menues joies, des pépites de petits bonheurs au milieu d’un immense désert de malaises et de douleurs. Des joies  sensorielles, simples, comme des joies d’enfant, comme celles, partagées avec son chien et son chat. D’autres joies, plus éthérées, grâce aux enseignements de Matthieu Ricard. Maintenant, le moindre petit bonheur désaltère, rafraîchit et apaise comme l’eau pure qui surgit de partout en montagne et qu’il est si bon de « cueillir » entre deux mains.

Reste une dernière réussite imposée, une belle mort, en point d’orgue façon gooooogle.
Mais l’au revoir, indispensable, ne sera peut-être pas un adieu, et on pourra toujours se revoir.
Même dans les intrigantes EMI, ces expériences de mort imminente.
Il a vécu cela, lui-même au moins une fois. Mais surtout avec ses patients de Pittsburg.
Car David Servan-Schreiber a une longue expérience de médecin psychiatre, alors, que tout jeune encore, il poursuivait une brillante carrière de chercheur et de praticien à Pittsburg.

Ses patients ne relevaient pas, absolument pas de la psychiatrie classique. Tout était parfaitement normal en eux, aucune aberration de comportement.
Sinon qu’ils étaient pour la plupart atteints d’un cancer sur le point de l’emporter. Ainsi en phase terminale, l’essentiel était donc de soulager leurs souvent terribles douleurs. Mais ça on sait faire et on maîtrise bien – si on veut vraiment tuer, atténuer  la douleur, ce qui n’est pas toujours le cas… Le plus important, le plus difficile, c’est d’assister, de soutenir, de réconforter, avec sincérité et authenticité dans ces moments indicibles.
David, le jeune et brillant médecin chercheur d’alors, qui ne pensait pas qu’il serait un jour confronté aux mêmes épreuves, a donc pu voir à maintes reprises le sinistre spectacle de la mort triomphante. En expert, il savait, et pouvait anticiper, comme s’il avait la faculté de  s’élever très haut au-dessus de cette frontière entre vie et mort, au-dessus de cette fragile ligne de vie qui court entre le monde des vivants et le séjour des morts. Il a pu observer, scruter cette approche angoissante de la mort, cet envahissement inexorable, ce délabrement progressif du moi physique et les sursauts de la conscience qui se débat et veut tout de même assister à tout. Il a donc pu à maintes reprises entendre les récits de ces excursions dans l’au-delà et assister au retour de ces survivants.
Et l’extraordinaire, c’est que ces expériences de mort imminente (ces EMI) avaient la vertu, le pouvoir magique d’apaiser les mourants, de leur ôter l’appréhension de ce si redouté passage. Au point même que souvent, ils regrettaient ce retour et souhaitaient repartir là-bas, au bout du tunnel plein de lumière blanche, retrouver leurs chers disparus qu’ils avaient entrevus et qui, ils en étaient sûrs,  les y attendaient.

Mais ces Expériences de Mort Imminente ne sont pas permises à tous. Tout le monde n’est pas Orphée descendant aux Enfers en arracher son Eurydice bien-aimée. La plupart doivent longtemps rester piétiner douloureusement sur les rives du Styx
Aussi, quand par bonheur la douleur se tait, quand le mourant sent que le témoin de son agonie est vraiment là, bien avec lui, pour lui sans le moindre doute possible. Quand donc advient, grâce à la morphine et à la chaleur humaine des mots et des gestes, un peu de quiétude, une rémission dans la souffrance, comme une remise de peine inespérée, une peut-être dernière gorgée de joie, bien plus exaltante que toutes les premières gorgées de bière du temps de la pleine santé, alors le processus de mort peut bien s’accomplir, la mort sera réussie, parce qu’acceptée. Ce sera une belle mort où on aura conservé suffisamment de lucidité pour se rendre compte qu’on sera resté digne. Digne en tout cas d’avoir été soutenu, accompagné par ce jeune Docteur David, digne donc d’être estimé, peut-être même aimé. Dans ces moments-là de paix relative, on peut faire  un tout dernier bilan de soi et de sa vie, on n’est pas très exigeant, et on se contente de bien peu. D’un peu de vrai contact, une main tenue, un front caressé, humecté, des mots qui disent et font du bien. Plutôt que l’affreuse solitude.