Nasio : la douleur physique


La douleur, faire-valoir du plaisir de vivre ?
Ou bien phénomène toujours autant psychique que physique, presque toujours excessif, disproportionné, inutile et nuisible ?
Essayez d’abord de vous replonger courageusement dans l’univers de la douleur, cette préoccupation, ce thème si cher à Juan-David Nasio.

Le sous-titre de l’ouvrage sur la douleur physique a sans doute plus d’importance que le titre lui-même :

La douleur physique
Une théorie psychanalytique de la douleur corporelle

La douleur physique n’est pas que la conséquence, la réponse, le retentissement de la simple information d’une lésion physiologique, physique, d’une atteinte corporelle.
Le retentissement est aussi psychique, on le sent bien, et les spécialistes des neurosciences pensent que la part psychique est importante dans l’émotion douloureuse et qu’il peut même y avoir une douleur « psychogène » effectivement ressentie bien que sans cause physique repérable.
L’IASP (International Association for the Study of Pain) définit ainsi officiellement la douleur :
« une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle, ou encore décrite dans des termes évoquant une telle lésion »
Donc l’émotion douloureuse est sincère, peut être vraiment éprouvée sans forcément qu’il y ait une atteinte organique.
La douleur physique, corporelle, n’est pas que neurophysiologique. Elle ne l’est parfois pas du tout. Cela suffirait à motiver la recherche psychanalytique pour élucider cette dimension psychique parfois seule, en tout cas toujours présente, et nous le verrons, souvent excessive.

Pour J.-D. Nasio, « la douleur (physique ou psychique) est toujours un phénomène de limite…, un phénomène mixte surgissant entre corps et psyché »
– Il y a bien sûr la douleur de la lésion, du choc, de la commotion : une douleur neurophysiologique perçue instantanément.
– Cette atteinte corporelle est localisée (vue ou imaginée), et le « blessé » souffrant a une « vision », en partie réelle, mais aussi très vite fantasmée des dégâts physiques perçus ou imaginés. Ainsi, lors d’un infarctus, la malade se fait une « idée », une image fantasmée de son cœur souffrant, brisé… Les « images » de nos organes intérieurs ne sont jamais objectives, et l’intolérable douleur, souvent disproportionnée, contribue pour beaucoup à cette distorsion de l’imaginé et du ressenti.
Et c’est cette « représentation », cette mise en scène mentale et non objective des lésions, qui se forme instantanément, et qui le plus souvent va accentuer le ressenti douloureux. La douleur sera sentie comme émanant de la blessure, comme localisée à l’emplacement de la douleur, à cette zone lésée qui agresse comme un être étranger, comme quelque chose dont il faut se débarrasser.
« …très vite [après la commotion], s’élève du tréfonds de l’être une autre douleur, bien différente, essentielle et profonde. Cette douleur, je ne la possède pas, c’est elle qui me possède : je suis douleur. » : en état de choc.

Et nos pauvres tout petits, face à l’énorme agression de la douleur physique ?
Ils n’ont pas les moyens, pas l’expérience ni le recul nécessaires pour analyser objectivement, pour comprendre ce qui leur arrive, pour éventuellement savoir relativiser.
Submergés par une douleur sans nom venue ils ne savent d’où, ils ne peuvent que hurler leur souffrance, clamer leurs cris de détresse.
Il leur arrive, à mesure qu’ils grandissent, quand déjà ils comprennent un peu les mots de l’entourage venu à leur secours qui leur désigne le coupable – « le vilain caillou qui a coupé le genou de Pierrot », « le méchant couteau qui fait saigner le pauvre petit doigt », – quand ils sentent et apprécient cette compassion des grands, quand ils se laissent un peu rassurer et consoler par les « là…c’est rien…c’est fini », par maman qui souffle sur le bobo pour le faire envoler (nos mémés saintongeaises appellent ce souffle de tendresse et de compassion « de l’eule de thieur » – « de l’huile de cœur », un geste « affectif » comme un baiser à distance sur une blessure qu’on ne peut encore toucher, un souffle de rien qui à la puissance d’une anesthésie locale.

Mais alors, nous aussi, adultes, pourtant si forts, si aptes à l’objectivité, face à la douleur physique, nous redevenons donc de tout petits enfants désemparés et paniqués.
Nous vivons cette blessure physique comme une atteinte narcissique qui touche notre Moi le plus profond.
Et très vite, quand la blessure est grave et que nous sommes conscients, nous voyons se profiler les ombres sinistres de la mort, du handicap.
C’est sans doute pour cela que nous surinvestissons la représentation que nous nous faisons de l’atteinte subie, et c’est justement ce surinvestissement psychique qui accroît démesurément notre ressenti douloureux.
Il nous faudrait avoir le détachement du soignant qui lui permet, avec sa compétence et ses savoir-faire de secouriste, d’urgentiste, une évaluation rapide et néanmoins objective des dommages, et donc des procédures efficaces à suivre.
Mais face au Mal, nous sommes tous tout petits, tout faibles, tout désemparés : nous avons tous eu un jour le spectacle affreux d’un adulte sur le bas-côté d’une route hurlant à pleins poumons sa souffrance, comme un nourrisson. Et la télé se délecte – améliore son audimat – de ces détresses en gros plan et aux heures de grande écoute.
Il y a tout un apprentissage de l’expérience douloureuse : apprendre à l’évaluer au premier coup de dent comme on jauge une bête malfaisante et dangereuse.
Une école de la douleur, en quelque sorte :
– Pour ses victimes, qui la subissent ;
-Pour les professionnels qui eux doivent savoir au plus vite la juguler ou tout au moins la contenir, et ce d’autant plus que les souffrants sont jeunes et/ou vulnérables.
Il ne s’agit surtout pas de nier la douleur, celui qui souffre est toujours de bonne foi – même si parfois rien encore de la science médicale ne permet d’en repérer pour le moment une quelconque trace physiologique.
En tout cas, une souffrance psychique, une simple appréhension de douleur physique, quand elles sont négligées, ou niées, ou pire, moquées, finissent toujours par avoir un retentissement corporel. Les blessés du cœur n’ont pas que des bleus à l’âme et très vite il leur vient des séquelles bien physiques. Freud, cité par Nasio (pbp 609 p 37) affirme :
« Rien dans la vie psychique ne peut se perdre, rien ne disparaît de ce qui s’est formé, tout est conservé… et peut réapparaître. »
Et J.-D. Nasio explicite à sa façon, magnifiquement, la formule géniale du grand Freud, cette mémoire pour ainsi dire génétique que nous gardons de la sommation des expériences douloureuses endurées depuis la nuit des temps :
« Assurément, nous ne savons pas de quelle souffrance immémoriale nous sommes issus, mais nous pouvons être sûrs qu’elle ressurgit à l’occasion de toutes les douleurs physiques et psychiques, et transmet à chacune sa qualité spécifique d’affect pénible. Cette douleur primordiale et intemporelle revient sans cesse dans le présent pour communiquer à toutes les autres la marque du déplaisir intolérable que nous éprouvons lorsque nous sommes malades ou affligés. »

Une Réponse

  1. Je viens d’expérimenter ce que vous écrivez …et je pense aux enfants qui subissent cet horrible étouffement …Adulte, nous pouvons mettre des mots sur ce qui nous arrive mais quand on n’a pas encore la parole ? heureusement , je crois que les mamans arrivent à ressentir la douleur de leur petit, sans doute en l’exagérant , mais elles se font vite aider avant de paniquer …Ce thème mériterait qu’on s’y attarde longtemps en étudiant douleur psychique et douleur physique …après une bonne lecture de Nasio, bien entendu …amicalement …Gaby

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